mercredi 18 septembre 2013

Les Fruits du Mal

Une poire. Enfin, c’est ce que l’étiquette dit. Une chimère, un hybride. Un truc qui ne pousse pas tout seul. Bref, un fruit contre nature, ce qui est déjà en soi un beau paradoxe.

J’avais lu dans mes catalogues de plantes que la Nashi était un genre de "croisement entre une poire de coing et d’une pomme". Or, les poires de coing, je les vénère.
Souvenir d’enfance. Confitures de ma grand-mère. Couleur jaune absolu dans la salle à manger. Parfum dans la maison en automne…Mais la poire de coing ne se mange pas. Elle se cuit, se transforme, pour enfin se laisser apprivoiser en bouche.
Or, moi je rêvais de pouvoir manger le parfum d’un tel fruit.
Dieu faisant parfois bien les choses, un hybrideur quelconque (des sélectionneurs japonais en fait)ayant sans doute le même désir que moi créa la Nashi.

Ainsi était-il de cette poire comme de beaucoup de choses. On m’en avait parlé. Mais je ne connaissais pas.
Dès lors j’en avais envie par principe.

Par hasard. Un jour. Dans un rayon d’un supermarché. Emballées, pièce par pièce, vendues au prix du caviar alors que chaque année on déverse poires et pommes par tonnes sur les autoroutes…Des Nashis…Le monstre du Loch Ness entre les maracujas, deux grenades et des pomelos.

Une seule idée en tête. Rentrer. Ranger les courses. Et goûter ça.

Un moment de calme, un vendredi. Un moment pour moi avant de courir à l’école puis au bureau.
 
 
 
 
Presque un rituel sur la table de la cuisine.
Regarder : c’est rond comme une pomme.
Toucher : c’est rugueux comme certaines poires. Sentir : l’odeur des coings, avec quelque chose de plus.
Goûter : avant même la première morsure dans la chair, je sais quel goût ce fruit aura. Celui de la convoitise…

Une lame, comme un sacrifice.
La chair étrange que le couteau fend sans effort apparaît, de couleur crème, tendre sans être juteuse, intensément parfumée – le coing, le raisin en surmaturité et l’alcool - et tout pourrait s’arrêter, car le plaisir est là, immédiat, de savoir que le fruit est à portée de mes lèvres et que je n’ai plus qu’à la prendre.
 
La convoitise fait place à la certitude que je vais aimer ça. Beaucoup.

Et j’aime. C’est véritablement le parfum en bouche. Une chair qui fond. Une saveur qui ne ressemble à rien tout en étant proche de tant d’autres goûts.
Un pur moment de bonheur.
Plaisir égoïste.
Tout ça pour un fruit… 
 
Forcément, la saveur de cette poire qui n’en est pas une, l’intensité du goût qu’elle a laissé dans ma bouche m’a, par une association d’idée très simple, fait penser à la Première Pomme. A la Première Tentation. Au Premier Plaisir. Au Premier Péché.

Adam, Eve, La Pomme, Le Serpent. Pour moi c’est une gravure de Rops.
Rops que j’ai découvert à 18 ans, à l’Université, en même temps que les Fleurs du Mal, les amitiés bizarres, les nuits sans sommeil, les corps qui se frôlent, l’alcool, les fêtes, les anges dans les plis des rideaux.
Mais les anges, c’est une autre histoire...
 
 
Avant qu’Eve ne propose la pomme à Adam, elle se l’était vue proposer pour elle-même. C’est ce mythe que Rops représente.
Nous parlions de la Tentation. La Première. Celle du Serpent.

Une esquisse d’arbre. Une femme, nue, qui cache son sexe derrière ses mains jointes.
Mains jointes, oui, comme pour une prière.
Etrange prière que celle de cette femme nue serrant ses mains entre ses cuisses… Prière pour appeler à l’aide, prière pour que quelqu’un vienne et lui donne la force de dire non…
La femme est faible par essence. Or ce n’est pas une conséquence de la Faute, non : c’est sa condition même…

La pomme est, dans la gravure, reléguée à la droite, bien loin. Ce qui prouve que de la pomme il est à peine question ici.

Il reste le serpent.
Or dans le tableau de Rops, le serpent a un corps.
Le serpent a un visage.
Et le serpent est vachement bien foutu même…

En cherchant à échapper à cette vision qui s’offre à elle, la femme détourne la tête…et de ce fait offre sa gorge à celui dont elle cherche précisément à s'échapper.
Le serpent est dans son cou, il est enroulé autour de l’arbre. Mais l’arbre, je l’ai dit, est à peine esquissé. Ce qui prouve bien ce que je veux dire : ce n’est pas autour de l’arbre que le serpent cherche à s’enrouler, mais autour de la femme.

Il respire l’odeur de ses cheveux. Sans doute lui parle-t-il déjà à voix basse, sans doute est-ce à ce moment précis du tableau qu’il lui susurre «Eritis similes Deo». Vous  serez semblable à Dieu…
Pour cela, tu n’as qu’un geste à faire.
Ou un mot à dire.
C’est si facile…

La femme tortille ses mains jointes entre ses cuisses. Elle détourne la tête. Mais Rops n’a pas dessiné de grimace sur son visage. Juste une esquisse de sourire. Une promesse de plaisir. C’est-à-dire celui de céder.
De se soumettre.
Peu de gens savent quel plaisir une femme peut avoir à s’offrir.
Et quelle victoire c’est pour elle de faire croire qu’elle a perdu…

Pas besoin de connaître l’histoire pour en deviner la fin : Eve tendra la main, par simple curiosité, dirons-nous. Ou par convoitise, plutôt…
En tendant sa main, elle découvrira sa nudité.
En tendant la main, elle inclinera son buste qui se trouvera contre le torse d’un serpent décidément bâti comme un athlète. 
En tendant la main, et inclinant le buste, elle tournera fatalement la tête, et ses lèvres à elle seront contre ses lèvres à lui, et à ce moment personne n’en aura plus rien à foutre de cette satanée pomme.

Parce que ce n’était pas là, le problème.

Le problème, c’était d’abord la curiosité de la femme.
 
Et puis après - et surtout - c’était le Serpent.